« Ensemble, éclairons le monde ». L’affiche
ressemblait, en beaucoup plus petit, aux panneaux publicitaires géants,
disséminés à travers Paris, et probablement au-delà. Aucune référence
religieuse ou idéologique. Juste le nom de la fête, la photo d’un chandelier,
et le slogan. Et ce slogan le ravissait.
Pierre Schumann
venait d’allumer les cinq bougies, de droite à gauche, comme on le lui avait
indiqué, puis celle du haut, à part, dressée comme une vigie.
Il y avait bien une
bénédiction appropriée, mais il ne la connaissait pas, et ne tenait pas à
l’apprendre. La veille, il avait assisté à l’allumage des quatre bougies, avec
tout le cérémonial. Les hommes portaient la kippa, les femmes avaient mis un
foulard. Sans le Bnaï Brit, il n’aurait pas su que la fête de Hanouka
existait. C’était d’ailleurs la première fois qu’il allumait sa propre Ménora.
Il y aurait aussi, dit-on, une bénédiction spécifique pour les premières fois.
Cette Ménora
lui fut envoyée par l’ambassade d’Israël, avec les compliments de l’attaché
culturel. Un chandelier argenté, légèrement ciselé, accompagné de trois boîtes
de bougies.
Sa tête restait
découverte. Seul dans son bureau de la rue Cadet. Seul avec sa conscience. Il
refusait tout rituel à contenu religieux.
La question de
l’emplacement fut rapidement évacuée. Après trente années d’un mariage
équilibré, il n’allait pas introduire chez lui un élément potentiel de
discorde.
Mieux même. La Ménora
n’aurait pu trouver meilleur réceptacle que dans ce bureau, au milieu des
emblèmes maçonniques. Dépouillée de ses aspects religieux, elle exprimait un
des symboles les plus puissants de la franc-maçonnerie. C’est en cela que le
slogan lui apparaissait d’une pertinence étonnante.
« Ensemble,
éclairons le monde ». Il avait punaisé l’affiche au-dessus du chandelier,
lui-même posé sur la table à café. Il se tracassait déjà pour la suite. Les
laisser, ou les ranger dans son casier ? C’est qu’ils étaient trois
conseillers à se partager la pièce. Pierre aurait voulu les tester sur un
collègue. Son argumentaire était déjà rodé.
Quoi de plus
authentiquement maçonnique que la volonté d’éclairer ? La lumière est la
première chose qu’on offre au nouvel initié, lorsque le bandeau lui est retiré.
Il aborde sa vie de franc-maçon en quittant les ténèbres. La lumière, c’est le
refus de l’ignorance et la recherche de la vérité. La recevoir signifie le
passage à l’état d’homme libre et conscient.
Le slogan aurait
pu germer dans l’esprit d’un franc-maçon, tant il collait à ses idéaux.
Pourtant… Fraîchement initié aux intrigues, il connaissait les dessous de cette
campagne, montée par un publicitaire affilié au Bnaï Brit, à des fins autres
qu’humanistes. Et cela le gênait aux entournures.
La conscience est
une affaire bien personnelle. Pourquoi d’autres francs-maçons juifs, avec la
même ancienneté, et exerçant des responsabilités équivalentes, n’y voyaient
aucun inconvénient ? Ils y adhéraient avec un tel enthousiasme, on aurait dit
une action civilisatrice désintéressée.
- Ensemble,
éclairons le monde.
- Voilà ! Et
que nos ennemis arrêtent de nous faire chier avec Israël.
Pierre soupira.
Pourquoi les séfarades finissent-ils par déraper vers des expressions
triviales, rompant ainsi le charme des échanges élevés ? Certes, il
n’était pas loin d’avoir la même réflexion. Mais devait-il le rappeler aussi
brutalement ? Rappeler ces manœuvres, hélas nécessaires, mais pour la
bonne cause ?
Mais puisqu’il
retombait dans ces réalités, l’autre problème, autrement plus délicat, lui
revint en mémoire.
- Moïse, as-tu
déjà pris des contacts dans ton obédience, pour faire traduire les frères
arabes devant la justice maçonnique ? Je dois reconnaître, cette démarche
me met mal à l’aise.
- Il ne faut pas,
Pierre. Nous sommes engagés dans un combat légitime, et nous devons tout faire
pour le gagner. Déjeunons ensemble cette semaine. Et on en reparlera.
Maintenant, je dois te quitter. J’ai une tenue. Je t’embrasse.
Les bougies se
consumaient lentement. Le spectacle le captivait. C’étaient des bougies bleues
torsadées. Il se demandait combien de temps cela prendrait. Pouvait-on les
éteindre avant la fin, et éventuellement les réutiliser ? Ces scrupules
l’amusèrent. Il regarda sa montre. On l’attendait pour une tenue.
Il déplia le
tablier richement décoré, à dominante jaune. On devait le désigner, derrière
son dos, comme le « canari », avec ce mélange d’envie et de
suspicion. C’était le lot du Conseiller de l’Ordre, ayant intégré le Saint des
Saints, et traité comme un illustre dignitaire. Comme il est de bon ton de
dénigrer l’arrivisme, ou la « cordonite », les francs-maçons aiment à
s’interroger sur les ressorts profonds des ambitions, et forcément des
intrigues inavouables, de ceux qui ont atteint ce rang.
Les préjugés sont
tenaces, même dans la frange de la population qui se veut la plus éclairée. Ce
qu’on refuse d’admettre, c’est que sous les plus belles déclarations perce
l’homme. Et aucune doctrine n’a jamais réussi à le rendre meilleur.
Schumann pouvait
se regarder dans une glace sans rougir. Son parcours en témoignait. Comme la
plupart des profanes, il était entré en maçonnerie sur quelques idées
humanistes, et en était devenu un défenseur intransigeant, intégrant également
ses pratiques les plus insolites, comme le symbolisme et le rituel. Et comme la
majorité des frères, il soupirait avec indulgence devant certains
comportements, incompatibles avec les valeurs de l’institution. Mais ne dit-on
pas que le franc-maçon est continuellement sur la voie du
perfectionnement ?
Aussi avait-il
privilégié le cheminement philosophique, occupant des plateaux à dominante
symbolique, et s’investissant dans les ateliers supérieurs.
Mais parfois, le
destin s’ingénie à inverser ses propres inclinations. Deux ambitions s’étaient
manifestées dans son atelier pour le plateau de vénérable maître, qu’un scrutin
secret aurait dû départager. Mais elles étaient si violentes, si irréductibles,
que toute décision allait entraîner une crise. On lui avait alors demandé de se
présenter pour pacifier la loge. Il découvrit une fonction sans pouvoir
véritable mais prestigieuse, lourde de responsabilités, et qui faisait perdre
la tête à des francs-maçons chevronnés.
Représentant
officiel de son atelier dans diverses instances, il fut sollicité pour intégrer
une liste de candidature au Conseil de l’Ordre.
Pierre avait
aussi l’impression que le destin lui avait joué un autre tour, dans la même
veine. L’hérédité religieuse n’avait été pour lui qu’un accident. Il ignorait
tout du judaïsme, et se tenait éloigné de toute pratique. Mais dans les
ateliers supérieurs, on se référait souvent à l’ancien testament et à la
mystique juive. Ayant entendu parler d’une franc-maçonnerie juive, et croyant
qu’elle était fondée sur les principes maçonniques universels, il avait adhéré
au Bnaï Brit.
Quelle
désillusion ! Le Bnaï Brit était plus proche du Rotary. De philosophie ou
de mystique juive, il en fut rarement question, et de façon superficielle. Les
femmes faisaient assaut d’élégance, et les hommes s’enorgueillissaient de leur
statut social. Et la majorité des membres étaient séfarades.
Le plus étrange fut
ce glissement progressif vers des préoccupations communautaristes, avec une
pincée de religiosité, et un attachement patriotique vis-à-vis d’Israël, aussi
viscéral qu’incongru.
Son engagement
était relativement récent. Il se préparait à se retirer sur la pointe des
pieds, lorsqu’il fut invité par le président de sa loge
« Jabotinsky ». Pierre s’y rendit sans méfiance. C’était une maison
cossue du Vésinet. Il découvrit avec stupeur qu’il en était le héros.
L’état-major du Bnaï Brit voulait fêter son élection au Conseil de l’Ordre du
Grand Orient. On lui présenta l’attaché culturel de l’ambassade d’Israël. Il
fit la connaissance d’autres francs-maçons, et de personnalités médiatiques.
L’apparition de MST enflamma l’assistance. On vivait un événement historique.
Les conversations
étaient intéressantes, mais tournaient surtout autour du bonheur de partager
des valeurs communes, sous-entendu juives.
Uri Sulitzer
avait vite compris l’intérêt de l’embarquer dans sa croisade. Mais l’affaire
était délicate. Sa femme était une goy, et il n’avait aucun lien avec la
Communauté. Sa présence au Bnaï Brit détonnait. Les témoignages évoquaient un
homme assimilé, imperméable à leurs préoccupations. Aussi l’invita-t-il en
Israël, avec un groupe d’intellectuels. On leur montra les plus belles
réalisations du pays, et on leur fit rencontrer des hommes politiques ouverts
et des écrivains de gauche. Avec un message simple. Le peuple juif était
embarqué sur le même bateau. La solidarité de tous était essentielle à sa pérennité.
Schumann en était
revenu troublé. Il avait ingurgité en quelques jours le concentré d’une
histoire jusqu’ici ignorée. Et cette histoire, avec ses drames et ses combats,
ne lui était plus étrangère.
La suite se passa
dans le bureau de l’attaché culturel. À travers quelques photos marquantes,
celui-ci lui refit un cours d’histoire. Comment rester insensible devant les
souffrances séculaires, puis la lente et douloureuse renaissance de la nation
juive, éprise de paix, mais toujours menacée par des ennemis
irréductibles ?
- Tous les Juifs
dignes de ce nom apportent une contribution pour soutenir notre État, qui est
aussi le leur, ou qui le sera un jour, conclut Sulitzer, en fixant son
interlocuteur.
- Une
contribution financière ?
Il était soulagé
d’avoir son chéquier. La fréquentation du Bnaï Brit lui avait appris à quel
point l’argent était primordial. Mais Uri balaya son offre, presque avec
dédain.
- Il existe
d’autres manières de soutenir Israël. Pierre, laissez-moi d’abord vous dire. On
ne demande pas ce genre de services à n’importe qui. Pour vous donner un
exemple. Tous ceux qui étaient à la soirée le font dans la mesure de leurs
possibilités.
- Tous ?
Vraiment ? Même… MST ?
- Tous ! Et
ils en sont fiers.
- Mais
comment ?
Sulitzer se
rejeta vers l’arrière, alluma un cigarillo, but du café. Son silence était
calculé. L’affaire semblait dans le sac. Il lui suffisait d’abattre la dernière
carte. Il se rapprocha, et déclara, avec gravité :
- Vous ne pouvez
pas vous imaginer les menaces auxquelles nous sommes confrontés, partout, même
en France. C’est normal après tout. Vous vivez dans un milieu protégé. Ces
menaces viennent de gens qui veulent l’anéantissement d’Israël. Oh, ils cachent
bien leur jeu. Leurs critiques vont à l’encontre de notre politique. Mais leurs
objectifs réels sont bien plus terrifiants.
Pierre frissonna,
presque malgré lui.
- On ne demande
pas grand-chose. Mais si dans un domaine où vous avez une certaine influence,
vous pouvez nous renseigner, ou intervenir d’une certaine façon, sans que cela
vous pose un problème de conscience, cela nous aidera. C’est ça, la
contribution. Pour défendre notre droit à exister.
Après tout, se
dit-il, si des personnes a priori irréprochables le faisaient, pourquoi pas
lui ? Que pourrait-on d’ailleurs lui demander ?
- Je veux bien.
- Merci. Merci
infiniment. Vous êtes un vrai patriote.
Sulitzer
savourait lentement sa victoire.
- Il y a au Grand
Orient un frère d’origine palestinienne. On aimerait avoir une copie de son CV
maçonnique.
Le visiteur
soupesait la requête.
- On le soupçonne
fortement d’appartenir à une organisation extrémiste. Il serait là en service
commandé, pour infiltrer l’obédience. Il ne vous serait pas indifférent de le
démasquer.
Vue sous cet
angle, elle ne lui parut pas si extravagante. Mais pour Sulitzer, seule
importait la première collaboration. D’ailleurs les renseignement sur ce frère
ne lui étaient d’aucune utilité.
- Je crois
pouvoir le faire, affirma-t-il.
Par acquit de
conscience, Pierre se renseignait régulièrement auprès du secrétariat. Le frère
d’origine palestinienne poursuivait tranquillement sa vie maçonnique. Sulitzer
avait dû classer l’affaire. Les Israéliens n’auraient pas causé de tort en
vain.
Les rencontres se
poursuivirent, sérieuses ou mondaines. Sulitzer demandait parfois un
renseignement sans grande importance. Pierre oubliait sa qualité de sayan.
Jusqu’à cette demande pour le moins embarrassante.
Intervenir sur le
cours de la justice maçonnique n’était pas chose aisée. Et moralement
discutable. Sans compter la faiblesse de l’accusation. Le franc-maçon dispose
d’une totale liberté d’expression pendant les travaux.
Pour la première
fois, il subodorait des arrière-pensées équivoques. Surtout après le cri du
cœur de Talibani : « Il faut donner une leçon à ces fils de
pute ».
Sulitzer l’avait
rappelé pour expliquer ce « dérapage ».
- Tu connais les
pied-noirs. Et puis, Gilles venait de rentrer d’un voyage de solidarité en
Israël. Il a vu la détresse des gens du Sud, harcelés par les roquettes du
Hamas. Sous ses dehors extravagants, il cache une grande sensibilité. Il ne
ferait de tort à personne.
Plus ou moins
rasséréné, il retourna à l’ambassade. L’attaché culturel avait commandé un bon
déjeuner. Il le fit parler de son travail et de sa famille jusqu’au dessert. Il
entra enfin dans le vif du sujet, en allumant un cigarillo.
- Ce n’est plus
le problème d’un seul franc-maçon. On n’a rien contre ce Youssef El Kouhen. Il
faut replacer la question dans un contexte plus vaste. Nous sommes face à un
groupe structuré, constituant le noyau d’une future loge maçonnique, fortement
politisée, viscéralement antisioniste, avec des relents cachés d’antisémitisme.
Si on les laisse faire, ils risquent de polluer progressivement la plupart des
obédiences.
On leur servit le
café. C’était une salle réservée à certain personnel de l’ambassade. Pierre
devinait des rencontres d’une particulière intensité.
- Il s’agit de
frères et de sœurs arabes, ou sympathisants de la cause palestinienne. J’ai
leurs noms et leur obédience. Ainsi que le courrier envoyé à la GLMU pour
solliciter la création de cette loge.
- Pourquoi la
GLMU ?
Uri cacha son étonnement.
Les rôles étaient inversés.
- Selon la
classification admise, la GLMU se voudrait une obédience progressiste et
anti-impérialiste. Elle serait heureuse de les accueillir. Ces frères sont
malins. Ils n’avaient aucune chance au Grand Orient ni à la Grande Loge. Notre
seule chance est de les faire condamner par la justice maçonnique. On pourra
alors faire pression sur la GLMU.
Pierre venait de
comprendre pourquoi les gens fumaient avec une certaine délectation.
L’ambassade échappait aux lois de la République. Il fit un signe de tête, sans
réelle signification.
- Mon cher
Pierre, nous sommes en guerre, et cette guerre nous est imposée. Le champ de
bataille est partout. Nous ne pouvons nous permettre une défaite.
On ne quitte pas
le navire en pleine tempête. Le sort était jeté. Il avait parlé avec le Grand
Orateur. Les bougies finissaient de se consumer. Il était légèrement en retard.
Mais le privilège des conseillers est aussi de se faire désirer.
Il lui avait
parlé de ces incidents qui avaient bouleversé les travaux d’un paisible
atelier. Le recours à la justice maçonnique, aussi excessif qu’il pût paraître,
était nécessaire pour l’établissement de la vérité. Il connaissait
personnellement le vénérable maître et quelques frères. Leurs témoignages lui
semblaient dignes de foi. Il en appelait au Grand Orateur, défenseur suprême de
la constitution du Grand Orient, pour que justice fût rendue, rapidement et
dans le respect de la loi. Son interlocuteur s’était montré compréhensif.
D’abord ils participaient tous deux à l’exécutif suprême. Et puis
l’intervention de son collègue équivalait à une sollicitation précise,
entraînant un geste de réciprocité. Schumann ne le comprenait pas autrement. Il
connaissait ses ambitions. Au prochain scrutin, il votera pour lui au poste de
Grand Maître.
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