LA DÉROUTE ARABE
Les anciens se rappelleront l’époque glorieuse, celle où tous les espoirs étaient permis : On récupérait l’indépendance politique, et avec elle la liberté, la dignité, l’honneur, l’espérance, la confiance. J’étais trop jeune et peu au fait de la politique, mais je me souviens de ces mouvements de masse qui donnaient le vertige, voire une crainte indicible. Mon père, commerçant à Meknès, peu instruit, politiquement analphabète, avait mis son petit monde dans une camionnette de livraison, il ne savait pas conduire, et en route pour Rabat, pour célébrer le retour d’exil du roi Mohamed V. J’avais 12 ans.
Je n’ai pas eu le temps de commencer à comprendre que j’ai été embrigadé dans l’un des 4 mouvements de jeunesse sionistes mis en place par le Mossad et l’Agence juive pour encadrer la jeunesse et la faire partir en Israël. C’est une autre histoire que j’ai racontée par bribes. Les souvenirs de cette période que j’ai du nationalisme arabe me sont revenus rétrospectivement, comme si l’esprit les avait conservés et préservés de la pollution idéologique qui m’entourait. Et lorsque ma conscience politique commença à s’ouvrir, je me suis souvenu de la ferveur populaire autour de la Radio du Caire lorsqu’elle passait Oum Khalthoum et de la détresse de mes condisciples à la Faculté de Droit de Casablanca en juin 67.
C’était l’époque héroïque où les leaders progressistes arabes (les réacs jubilaient de leur défaite) mettaient la Palestine en avant, ayant compris (il suffit de regarder la carte du Proche-Orient) que l’État sioniste était comme un poignard enfoncé dans leur chair, une blessure qui les tuait à petit feu. Et que toutes leurs ambitions étaient vouées à l’échec s’ils ne s’en débarrassaient pas, ou s’ils n’arrivaient pas pour le moins à une solution politique juste et raisonnable : Régler dignement la question de la Palestine et de ses réfugiés de 48. C’était comme une espèce de dogme indépassable. Et cela aurait été possible, sous l’égide de De Gaulle par exemple, si on ne s’était pas trompé sur la nature du sionisme, et qui va éclairer la suite.
La propagande israélienne à l’époque reposait sur 2 axiomes, supposés montrer leur « volonté de paix », mais au fond contradictoires. Le premier, répété ad nauseam par tous les responsables sionistes : « Nous sommes prêts à rencontrer n’importe quel dirigeant arabe, n’importe où et sans condition ». Je reconnais que dans les années 50 et 60 cela faisait son effet, surtout face au refus « rigide » de l’autre camp. Sauf que, l’État juif a refusé, et refuse, 2e axiome, avec une obstination remarquable toute conférence internationale pour régler le conflit, conférence où pourtant il n’aurait eu que des amis ou au pire des neutres. C’est la preuve éclatante qu’une paix véritable est la hantise de l’establishment militaro-sécuritaire sioniste.
Une observation en passant : Pourquoi la diplomatie arabe n’a pas mis tout son poids dans l’organisation de cette conférence, laissant face à face l’ogre sioniste et la brebis palestinienne ?
La Palestine constituait tellement ce dogme que lorsque Sadate avait signé la paix avec Israël en 1979 sans avoir réglé le conflit palestinien, l’Egypte, tout de même, a été exclue de la Ligue Arabe et le siège de la L.A. transféré à Tunis. Ce qui ne risque pas d’arriver aux ÉAU, ni à Bahreïn, ni à Oman, ni au Soudan, ni à l’Arabie Saoudite, ni à d’autres pays qui n’attendent que la bonne feuille de vigne qui couvrirait leur indignité.
Le vent a tourné. Le travail de sape des sionistes a payé. Leur politique du fait accompli aussi. Israël a bravé tous les Cassandres qui lui promettaient les pires catastrophes. C’est une bonne leçon à méditer pour ceux qui veulent appréhender les relations internationales dans leur dure réalité.
Ayant été un militant de l’intérieur, dont le bagage idéologique s’est constitué progressivement avec les années, je m’étais imbibé de certains traits propres à l’idéologie sioniste, renforcés par mes nombreuses visites familiales en Israël et par cette imprégnation du quotidien qui échappent à l’observateur étranger. Ce qui m’amène à penser que ceux qui combattent le sionisme n’en ont pas cette connaissance intime et ne prennent pas les voies efficaces pour le combattre.
J’ai un compte à régler avec le sionisme. Et je parle au nom des centaines de milliers de juifs extirpés du Maroc et d’autres pays arabes pour servir un projet de conquête qui ne les concernait pas. Et lorsque ces juifs ne répondaient aux sirènes de cette idéologie, ils se sont installés ailleurs, car l’objectif du sionisme, insidieux mais implacable, fut de rendre toute coexistence judéo-arabe impossible. C’est une immense tragédie humaine, religieuse, spirituelle, intellectuelle, civilisationnelle, que l’effacement de ces communautés millénaires, avec leurs coutumes et leurs savoirs. Voilà un des crimes du sionisme. Un crime qui passe quasiment inaperçu, oublié dans les limbes de l’Histoire. Un crime que les pays arabes omettent de comptabiliser dans le bilan du conflit.
Ce fut ma première confrontation concrète avec le sionisme, ce qui m’a fait basculer dans le rejet et le dégoût, avant même d’étayer avec les arguments historiques et politiques, lorsque j’ai vu ces juifs marocains, dévastés et dans un état de sidération, ne comprenant pas ce qui leur arrivait et n’ayant même pas les mots pour l’exprimer. Comment était-ce possible d’arriver dans un pays « juif » et d’être traités comme des parias, des êtres inférieurs, humiliés, moqués, ballottés, écrasés, manipulés, maltraités, chargés par les flics ?
Ecrivant cela, il me vient la remarque suivante : Regardez les expressions des paysans et citadins palestiniens, vieillards femmes et enfants, chassés comme des bêtes de leurs foyers en 1948, lorsqu’ils n’étaient pas tout simplement massacrés en masse, leur état de sidération : Etait-ce humainement possible ? Etaient-ils face à une race à part, inconnue du registre humain ?
Si on traite le sionisme comme un mouvement colonial classique, on n’a pas tout compris, on reste en-deçà de la vérité, et on est impuissant à le combattre. Le sionisme ne peut pas transiger, négocier, faire des compromis, chercher une solution pacifique. Il est par nature, par essence, agressif, dominateur, manipulateur, conquérant. Il doit vivre sur le pied de guerre et sauvegarder sa pureté ethnique. Sinon il se diluera dans un pacifisme débilitant et un brassage avec les citoyens arabes : une hérésie et une calamité.
Le sionisme est destructeur. Il jouit de la destruction des biens d’autrui. Il avait rasé 450 villages palestiniens avec leurs fermes, leurs boutiques, leurs mosquées, leurs cimetières. Un des slogans favoris du complexe militaro-sécuritaire sioniste dans les années 60 était : « Nous ramènerons la Syrie (ou l’Egypte) à l’âge de pierre ». Ehud Barak qualifiait Israël de « villa dans une jungle ». En signant la « paix » avec l’Egypte, le régime sioniste devait rendre le Sinaï. Mais ils avaient déjà construit une ville de 10 000 habitants dans le Sinaï, Yamit. Et pour ne pas la donner comme ça, ils l’ont dynamitée maison par maison.
Il y a une dimension incontournable concernant les tenants de l’idéologie sioniste : Ils détestent les « goyim » et ils ont un mépris incommensurable pour les Arabes. Allez consulter les dires de Ovadia Yossef, une des plus grandes autorités spirituelles de l’État juif ! Ile ne peuvent imaginer qu’une paix de dominant à dominé. Ils ont établi cette règle : Entre le Jourdain et la Méditerranée il ne peut y avoir qu’un seul nationalisme. Malheur au vaincu !
Comment Arafat a-t-il pu se laisser manipuler, et une fois conscient de la manipulation, pourquoi a-t-il continué à jouer leur jeu, leur offrant la crédibilité dont ils avaient tant besoin ? Pourquoi ses successeurs, avec la bénédiction des régimes arabes, continuent-ils à courir après ce mirage d’un « État de Palestine » qui ne serait au mieux qu’un Bantoustan ?
Il faut se poser lucidement la question : Comment en est-on arrivé là ? Les roitelets du Golfe n’ont pas été pris d’une frénésie soudaine de la trahison. Le rapport de force a changé, et ce depuis quelques années déjà, et aujourd’hui on en voit le résultat.
C’est sur ces terrains qu’il faut affronter le sionisme avec des chances de réussite. Et on peut faire confiance aux tenants de cette idéologie : ils ne s’arrêteront jamais dans leur désir de conquête et de domination. Mais il faudrait les attaquer là où ça fait mal, et créer les conditions d’unité et de synergie. Le monde arabe, enfin celui qui veut résister, peut et doit trouver des appuis partout et surtout en Occident, il serait même surpris de constater à quel point le régime sioniste suscite un rejet viscéral et un écœurement grandissant. Ce serait dommage de passer à côté de ce potentiel. Enfin, j’encourage les frères arabes à nouer des contacts avec les citoyens arabes d’Israël, qui leur expliqueront mieux que personne la nature du sionisme et les manières de la combattre.
Il y a des calamités propices à une remise en cause et à un réajustement des moyens de résistance. L’implantation du sionisme dans les pays du Golfe en est certainement une.
Jacob Cohen
20 août 2020