SERVITUDE
VOLONTAIRE ET MOUVEMENTS SOCIAUX
Je ne
reviendrai pas sur les mouvements sociaux. Depuis les Gilets Jaunes jusqu'aux
manifestations diverses sur les retraites, tout a été dit, décrit, analysé.
Toutes les controverses ont été mises sur la table.
Cependant, à
moins que je ne me trompe et j'aimerais bien être démenti, personne n'a fait
mention de la Servitude Volontaire en tant qu'élément, si ce n'est déterminant,
au moins constitutif et irréfutable du débat.
Concept
irrationnel ? Notion humiliante pour un peuple qui se veut instruit et
libre ?
Pourquoi
est-ce si incontournable ? Parce que c'est par la Servitude Volontaire que nous
en sommes arrivés là, c'est-à-dire que nous sommes arrivés à la situation
présente avec l'assentiment, voulu ou non, conscient ou non, de la majorité de
la population.
Sans
remonter à loin, démarrons aux 30 glorieuses où la société française vivait
dans une harmonie et une égalité relatives. Puis vint en 1983 le tournant de la
rigueur qui allait pousser la France à l'état que nous connaissons et qui est
destiné à empirer. Désindustrialisation, disparition de millions de paysans et
d'artisans, désindexation des salaires et des retraites, réduction des services
publics (trains, hôpitaux, écoles) chômage massif, précarisation générale.
Précision
importante: L'alternance n'y change rien. La "gauche" et la
"droite" poursuivent implacablement la même politique. Les citoyens
n'ont pas pu ne pas s'en rendre compte. Demandez à n'importe quel citoyen, sauf
s'il souffre d'Alzheimer, il vous dira ce qu'il pense de la classe politique.
Alors,
pourquoi se laissent-ils piéger à chaque élection? Sont-ils si bêtes, si
incrédules, si impuissants ? Une chose est sûre, on ne peut pas dire qu'ils ne
savaient pas. D'élection en élection, ils assistent à la dégradation de la
situation.
Et pourtant
ils continuent, ils s'enfoncent. Ils ne se rebiffent même pas lorsqu'ils en ont
l'opportunité.
Prenons 2
exemples:
Les
enseignants ont vu leur pouvoir d'achat amputé de 30% depuis 1983 et leurs
conditions de travail se détériorer. C'est une classe instruite et homogène.
Ils savent qu'une grève générale illimitée, une vraie grève générale et
illimitée, fera céder n'importe quel gouvernement. 10 millions d'élèves dans la
rue? Impensable. Pourtant, ils ne le font pas. Leurs « grèves » sont
partielles, minoritaires, inoffensives, finalement compatibles avec l’exercice
de la « démocratie ».
2e exemple:
Les citoyens du Finistère, certainement portés sur les valeurs du travail et de
l'éthique, ont choisi en 2017 comme député un homme politique qui a fait gagner
à sa femme, par un tour de passe-passe administratif, un demi-million d'euros. Pourquoi
n'avoir pas donné une leçon à un politique malhonnête sans risquer un
effondrement de la République (argument bidon pour défendre le
parlementarisme) et qui aurait fait passer un frisson d'angoisse au sein de la
classe politique ("les citoyens seraient-ils devenus lucides et
courageux"?) Combien de ménages finistériens peuvent se targuer de
disposer d’un patrimoine de 500 000 euros à l’issue d’une vie laborieuse ?
Fascination secrète pour un « maître » qui a su et pu ?
Dans le
rapport dominants-dominés, semblable aux rapports SM entre adultes consentants,
le maître trouve naturellement son esclave. Sans ce dernier, pas de maître.
Tocqueville : « Les tyrans sont grands parce que nous sommes à genoux ».
Plus
largement, pourquoi a-t-on attendu la dernière extrémité pour se révolter enfin
contre un des derniers projets qui enterre le projet social français, et
pourquoi cette révolte n'est pas si massive au point d'acculer le gouvernement?
Et c'est là
qu'intervient la Servitude Volontaire. Je renvoie à la lecture de son génial
inventeur, un génie précoce contemporain de Montaigne.
Evidemment
il n'est pas agréable de se faire traiter de serfs, surtout lorsqu'on se
considère intelligent et cultivé, et surtout de serf consentant. On peut alors
se réfugier derrière la "légitimité républicaine" qui fait accepter
toutes les dérives sans broncher, ou si peu, ou si mollement, ou si lâchement.
Tout
fonctionne comme s'il y avait une fatalité à l'obéissance du plus grand nombre.
Le pire, si on peut dire, c'est que la "démocratie représentative"
permet de choisir son propre tyran, pardon son dirigeant, quitte à le détester
6 mois après son élection, mais en s'y résignant en vertu de principes
"démocratiques". A la différence du "mouton qu'on mène à
l'abattoir" (Octave Mirbeau, vers1880).
Le vote est
une farce dont on pressent l'inanité (rappelez-vous le vote pour Macron) mais
que des forces obscures poussent à s'y précipiter. Alexis de Tocqueville fut un
des premiers promoteurs du suffrage universel. À ceux qui s'inquiétaient, il
disait: « Le suffrage universel ne me fait pas peur, les gens voteront
comme on le leur dira ». Quelle prescience!
Coluche le
disait à sa manière: "Si les élections servaient à changer vraiment les
choses, on ne les permettrait pas".
J'écris cela
sans illusion aucune. Rien ne changera ou pas grand-chose. J'ai juste une
pensée triste pour ceux qui ont affronté la barbarie policière et fait tant de
sacrifices financiers, qui ont courageusement allumé la mèche de la révolution,
qui se voient applaudir par la masse, mais une masse largement inerte et
servile, ce qui in fine confortera le pouvoir dans sa superbe arrogance.
Jacob Cohen
Ecrivain
22 février 2020