dimanche 29 décembre 2019

Hanouka avec un Sayan Grand Maître du GODF


« Ensemble, éclairons le monde ». L’affiche ressemblait, en beaucoup plus petit, aux panneaux publicitaires géants, disséminés à travers Paris, et probablement au-delà. Aucune référence religieuse ou idéologique. Juste le nom de la fête, la photo d’un chandelier, et le slogan. Et ce slogan le ravissait.
   Pierre Schumann venait d’allumer les cinq bougies, de droite à gauche, comme on le lui avait indiqué, puis celle du haut, à part, dressée comme une vigie.
   Il y avait bien une bénédiction appropriée, mais il ne la connaissait pas, et ne tenait pas à l’apprendre. La veille, il avait assisté à l’allumage des quatre bougies, avec tout le cérémonial. Les hommes portaient la kippa, les femmes avaient mis un foulard. Sans le Bnaï Brit, il n’aurait pas su que la fête de Hanouka existait. C’était d’ailleurs la première fois qu’il allumait sa propre Ménora. Il y aurait aussi, dit-on, une bénédiction spécifique pour les premières fois.
   Cette Ménora lui fut envoyée par l’ambassade d’Israël, avec les compliments de l’attaché culturel. Un chandelier argenté, légèrement ciselé, accompagné de trois boîtes de bougies.
   Sa tête restait découverte. Seul dans son bureau de la rue Cadet. Seul avec sa conscience. Il refusait tout rituel à contenu religieux.
   La question de l’emplacement fut rapidement évacuée. Après trente années d’un mariage équilibré, il n’allait pas introduire chez lui un élément potentiel de discorde.
   Mieux même. La Ménora n’aurait pu trouver meilleur réceptacle que dans ce bureau, au milieu des emblèmes maçonniques. Dépouillée de ses aspects religieux, elle exprimait un des symboles les plus puissants de la franc-maçonnerie. C’est en cela que le slogan lui apparaissait d’une pertinence étonnante.
   « Ensemble, éclairons le monde ». Il avait punaisé l’affiche au-dessus du chandelier, lui-même posé sur la table à café. Il se tracassait déjà pour la suite. Les laisser, ou les ranger dans son casier ? C’est qu’ils étaient trois conseillers à se partager la pièce. Pierre aurait voulu les tester sur un collègue. Son argumentaire était déjà rodé.
   Quoi de plus authentiquement maçonnique que la volonté d’éclairer ? La lumière est la première chose qu’on offre au nouvel initié, lorsque le bandeau lui est retiré. Il aborde sa vie de franc-maçon en quittant les ténèbres. La lumière, c’est le refus de l’ignorance et la recherche de la vérité. La recevoir signifie le passage à l’état d’homme libre et conscient.
   Le slogan aurait pu germer dans l’esprit d’un franc-maçon, tant il collait à ses idéaux. Pourtant… Fraîchement initié aux intrigues, il connaissait les dessous de cette campagne, montée par un publicitaire affilié au Bnaï Brit, à des fins autres qu’humanistes. Et cela le gênait aux entournures.
   La conscience est une affaire bien personnelle. Pourquoi d’autres francs-maçons juifs, avec la même ancienneté, et exerçant des responsabilités équivalentes, n’y voyaient aucun inconvénient ? Ils y adhéraient avec un tel enthousiasme, on aurait dit une action civilisatrice désintéressée.
   - Ensemble, éclairons le monde.
   - Voilà ! Et que nos ennemis arrêtent de nous faire chier avec Israël.
   Pierre soupira. Pourquoi les séfarades finissent-ils par déraper vers des expressions triviales, rompant ainsi le charme des échanges élevés ? Certes, il n’était pas loin d’avoir la même réflexion. Mais devait-il le rappeler aussi brutalement ? Rappeler ces manœuvres, hélas nécessaires, mais pour la bonne cause ?
   Mais puisqu’il retombait dans ces réalités, l’autre problème, autrement plus délicat, lui revint en mémoire.
   - Moïse, as-tu déjà pris des contacts dans ton obédience, pour faire traduire les frères arabes devant la justice maçonnique ? Je dois reconnaître, cette démarche me met mal à l’aise.
   - Il ne faut pas, Pierre. Nous sommes engagés dans un combat légitime, et nous devons tout faire pour le gagner. Déjeunons ensemble cette semaine. Et on en reparlera. Maintenant, je dois te quitter. J’ai une tenue. Je t’embrasse.
   Les bougies se consumaient lentement. Le spectacle le captivait. C’étaient des bougies bleues torsadées. Il se demandait combien de temps cela prendrait. Pouvait-on les éteindre avant la fin, et éventuellement les réutiliser ? Ces scrupules l’amusèrent. Il regarda sa montre. On l’attendait pour une tenue.
   Il déplia le tablier richement décoré, à dominante jaune. On devait le désigner, derrière son dos, comme le « canari », avec ce mélange d’envie et de suspicion. C’était le lot du Conseiller de l’Ordre, ayant intégré le Saint des Saints, et traité comme un illustre dignitaire. Comme il est de bon ton de dénigrer l’arrivisme, ou la « cordonite », les francs-maçons aiment à s’interroger sur les ressorts profonds des ambitions, et forcément des intrigues inavouables, de ceux qui ont atteint ce rang.
   Les préjugés sont tenaces, même dans la frange de la population qui se veut la plus éclairée. Ce qu’on refuse d’admettre, c’est que sous les plus belles déclarations perce l’homme. Et aucune doctrine n’a jamais réussi à le rendre meilleur.
   Schumann pouvait se regarder dans une glace sans rougir. Son parcours en témoignait. Comme la plupart des profanes, il était entré en maçonnerie sur quelques idées humanistes, et en était devenu un défenseur intransigeant, intégrant également ses pratiques les plus insolites, comme le symbolisme et le rituel. Et comme la majorité des frères, il soupirait avec indulgence devant certains comportements, incompatibles avec les valeurs de l’institution. Mais ne dit-on pas que le franc-maçon est continuellement sur la voie du perfectionnement ?
   Aussi avait-il privilégié le cheminement philosophique, occupant des plateaux à dominante symbolique, et s’investissant dans les ateliers supérieurs.
   Mais parfois, le destin s’ingénie à inverser ses propres inclinations. Deux ambitions s’étaient manifestées dans son atelier pour le plateau de vénérable maître, qu’un scrutin secret aurait dû départager. Mais elles étaient si violentes, si irréductibles, que toute décision allait entraîner une crise. On lui avait alors demandé de se présenter pour pacifier la loge. Il découvrit une fonction sans pouvoir véritable mais prestigieuse, lourde de responsabilités, et qui faisait perdre la tête à des francs-maçons chevronnés.
   Représentant officiel de son atelier dans diverses instances, il fut sollicité pour intégrer une liste de candidature au Conseil de l’Ordre.
   Pierre avait aussi l’impression que le destin lui avait joué un autre tour, dans la même veine. L’hérédité religieuse n’avait été pour lui qu’un accident. Il ignorait tout du judaïsme, et se tenait éloigné de toute pratique. Mais dans les ateliers supérieurs, on se référait souvent à l’ancien testament et à la mystique juive. Ayant entendu parler d’une franc-maçonnerie juive, et croyant qu’elle était fondée sur les principes maçonniques universels, il avait adhéré au Bnaï Brit.
   Quelle désillusion ! Le Bnaï Brit était plus proche du Rotary. De philosophie ou de mystique juive, il en fut rarement question, et de façon superficielle. Les femmes faisaient assaut d’élégance, et les hommes s’enorgueillissaient de leur statut social. Et la majorité des membres étaient séfarades.
   Le plus étrange fut ce glissement progressif vers des préoccupations communautaristes, avec une pincée de religiosité, et un attachement patriotique vis-à-vis d’Israël, aussi viscéral qu’incongru.
   Son engagement était relativement récent. Il se préparait à se retirer sur la pointe des pieds, lorsqu’il fut invité par le président de sa loge « Jabotinsky ». Pierre s’y rendit sans méfiance. C’était une maison cossue du Vésinet. Il découvrit avec stupeur qu’il en était le héros. L’état-major du Bnaï Brit voulait fêter son élection au Conseil de l’Ordre du Grand Orient. On lui présenta l’attaché culturel de l’ambassade d’Israël. Il fit la connaissance d’autres francs-maçons, et de personnalités médiatiques. L’apparition de MST enflamma l’assistance. On vivait un événement historique.
   Les conversations étaient intéressantes, mais tournaient surtout autour du bonheur de partager des valeurs communes, sous-entendu juives.
   Uri Sulitzer avait vite compris l’intérêt de l’embarquer dans sa croisade. Mais l’affaire était délicate. Sa femme était une goy, et il n’avait aucun lien avec la Communauté. Sa présence au Bnaï Brit détonnait. Les témoignages évoquaient un homme assimilé, imperméable à leurs préoccupations. Aussi l’invita-t-il en Israël, avec un groupe d’intellectuels. On leur montra les plus belles réalisations du pays, et on leur fit rencontrer des hommes politiques ouverts et des écrivains de gauche. Avec un message simple. Le peuple juif était embarqué sur le même bateau. La solidarité de tous était essentielle à sa pérennité.
   Schumann en était revenu troublé. Il avait ingurgité en quelques jours le concentré d’une histoire jusqu’ici ignorée. Et cette histoire, avec ses drames et ses combats, ne lui était plus étrangère.
   La suite se passa dans le bureau de l’attaché culturel. À travers quelques photos marquantes, celui-ci lui refit un cours d’histoire. Comment rester insensible devant les souffrances séculaires, puis la lente et douloureuse renaissance de la nation juive, éprise de paix, mais toujours menacée par des ennemis irréductibles ?
   - Tous les Juifs dignes de ce nom apportent une contribution pour soutenir notre État, qui est aussi le leur, ou qui le sera un jour, conclut Sulitzer, en fixant son interlocuteur.
   - Une contribution financière ?
   Il était soulagé d’avoir son chéquier. La fréquentation du Bnaï Brit lui avait appris à quel point l’argent était primordial. Mais Uri balaya son offre, presque avec dédain.
   - Il existe d’autres manières de soutenir Israël. Pierre, laissez-moi d’abord vous dire. On ne demande pas ce genre de services à n’importe qui. Pour vous donner un exemple. Tous ceux qui étaient à la soirée le font dans la mesure de leurs possibilités.
   - Tous ? Vraiment ? Même… MST ?
   - Tous ! Et ils en sont fiers.
   - Mais comment ?
   Sulitzer se rejeta vers l’arrière, alluma un cigarillo, but du café. Son silence était calculé. L’affaire semblait dans le sac. Il lui suffisait d’abattre la dernière carte. Il se rapprocha, et déclara, avec gravité :
   - Vous ne pouvez pas vous imaginer les menaces auxquelles nous sommes confrontés, partout, même en France. C’est normal après tout. Vous vivez dans un milieu protégé. Ces menaces viennent de gens qui veulent l’anéantissement d’Israël. Oh, ils cachent bien leur jeu. Leurs critiques vont à l’encontre de notre politique. Mais leurs objectifs réels sont bien plus terrifiants.
   Pierre frissonna, presque malgré lui.
   - On ne demande pas grand-chose. Mais si dans un domaine où vous avez une certaine influence, vous pouvez nous renseigner, ou intervenir d’une certaine façon, sans que cela vous pose un problème de conscience, cela nous aidera. C’est ça, la contribution. Pour défendre notre droit à exister.
   Après tout, se dit-il, si des personnes a priori irréprochables le faisaient, pourquoi pas lui ? Que pourrait-on d’ailleurs lui demander ?
   - Je veux bien.
   - Merci. Merci infiniment. Vous êtes un vrai patriote.
   Sulitzer savourait lentement sa victoire.
   - Il y a au Grand Orient un frère d’origine palestinienne. On aimerait avoir une copie de son CV maçonnique.
   Le visiteur soupesait la requête.
   - On le soupçonne fortement d’appartenir à une organisation extrémiste. Il serait là en service commandé, pour infiltrer l’obédience. Il ne vous serait pas indifférent de le démasquer.
   Vue sous cet angle, elle ne lui parut pas si extravagante. Mais pour Sulitzer, seule importait la première collaboration. D’ailleurs les renseignement sur ce frère ne lui étaient d’aucune utilité.
   - Je crois pouvoir le faire, affirma-t-il.
   Par acquit de conscience, Pierre se renseignait régulièrement auprès du secrétariat. Le frère d’origine palestinienne poursuivait tranquillement sa vie maçonnique. Sulitzer avait dû classer l’affaire. Les Israéliens n’auraient pas causé de tort en vain.
   Les rencontres se poursuivirent, sérieuses ou mondaines. Sulitzer demandait parfois un renseignement sans grande importance. Pierre oubliait sa qualité de sayan. Jusqu’à cette demande pour le moins embarrassante.
   Intervenir sur le cours de la justice maçonnique n’était pas chose aisée. Et moralement discutable. Sans compter la faiblesse de l’accusation. Le franc-maçon dispose d’une totale liberté d’expression pendant les travaux.
   Pour la première fois, il subodorait des arrière-pensées équivoques. Surtout après le cri du cœur de Talibani : « Il faut donner une leçon à ces fils de pute ».
   Sulitzer l’avait rappelé pour expliquer ce « dérapage ».
   - Tu connais les pied-noirs. Et puis, Gilles venait de rentrer d’un voyage de solidarité en Israël. Il a vu la détresse des gens du Sud, harcelés par les roquettes du Hamas. Sous ses dehors extravagants, il cache une grande sensibilité. Il ne ferait de tort à personne.
   Plus ou moins rasséréné, il retourna à l’ambassade. L’attaché culturel avait commandé un bon déjeuner. Il le fit parler de son travail et de sa famille jusqu’au dessert. Il entra enfin dans le vif du sujet, en allumant un cigarillo.
   - Ce n’est plus le problème d’un seul franc-maçon. On n’a rien contre ce Youssef El Kouhen. Il faut replacer la question dans un contexte plus vaste. Nous sommes face à un groupe structuré, constituant le noyau d’une future loge maçonnique, fortement politisée, viscéralement antisioniste, avec des relents cachés d’antisémitisme. Si on les laisse faire, ils risquent de polluer progressivement la plupart des obédiences.
   On leur servit le café. C’était une salle réservée à certain personnel de l’ambassade. Pierre devinait des rencontres d’une particulière intensité.
   - Il s’agit de frères et de sœurs arabes, ou sympathisants de la cause palestinienne. J’ai leurs noms et leur obédience. Ainsi que le courrier envoyé à la GLMU pour solliciter la création de cette loge.
   - Pourquoi la GLMU ?
   Uri cacha son étonnement. Les rôles étaient inversés.
   - Selon la classification admise, la GLMU se voudrait une obédience progressiste et anti-impérialiste. Elle serait heureuse de les accueillir. Ces frères sont malins. Ils n’avaient aucune chance au Grand Orient ni à la Grande Loge. Notre seule chance est de les faire condamner par la justice maçonnique. On pourra alors faire pression sur la GLMU.
   Pierre venait de comprendre pourquoi les gens fumaient avec une certaine délectation. L’ambassade échappait aux lois de la République. Il fit un signe de tête, sans réelle signification.
   - Mon cher Pierre, nous sommes en guerre, et cette guerre nous est imposée. Le champ de bataille est partout. Nous ne pouvons nous permettre une défaite.
   On ne quitte pas le navire en pleine tempête. Le sort était jeté. Il avait parlé avec le Grand Orateur. Les bougies finissaient de se consumer. Il était légèrement en retard. Mais le privilège des conseillers est aussi de se faire désirer.
   Il lui avait parlé de ces incidents qui avaient bouleversé les travaux d’un paisible atelier. Le recours à la justice maçonnique, aussi excessif qu’il pût paraître, était nécessaire pour l’établissement de la vérité. Il connaissait personnellement le vénérable maître et quelques frères. Leurs témoignages lui semblaient dignes de foi. Il en appelait au Grand Orateur, défenseur suprême de la constitution du Grand Orient, pour que justice fût rendue, rapidement et dans le respect de la loi. Son interlocuteur s’était montré compréhensif. D’abord ils participaient tous deux à l’exécutif suprême. Et puis l’intervention de son collègue équivalait à une sollicitation précise, entraînant un geste de réciprocité. Schumann ne le comprenait pas autrement. Il connaissait ses ambitions. Au prochain scrutin, il votera pour lui au poste de Grand Maître.





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